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mercredi 5 décembre 2007

McINERNEY Jay, The Good Life, 2006

Vous pensiez déjà avoir tout lu sur le 11 septembre.

Depuis plus d'une demi-décénnie on vous rebalance les images. Vous vous souvenez exactement de ce que vous étiez en train de faire, d'où vous étiez quand vous avez tout stoppé pour allumer la télé. Pour ma part, j'étais en train de visser une armoire Ikea au Caire. Vous savez aussi ce que ça a remis en cause dans votre tête. Pour ma part, ça a sonné le glas de mes prétentions à connaître quoi que ce soit au Jihad, car pas plus tard qu'en août 2001 j'avais dit quelque chose du genre : "moi si j'étais terroriste, avec le gouvernement israélien actuel, pour avancer ma cause je me mettrais du côté des palestiniens, je jouerais à fond la carte de la victimisation, plutôt qu'apparaître comme un attaquant". Dans tes dents, analyste chevelu de première année d'études politiques qui croit tout savoir sur le monde ! Gageons que vous connaissez, on qu'on vous a parlé, d'un ami qui "aurait très bien pu y être", ou encore qui "les regardait tomber juste depuis ses fenêtres". Depuis six ans je suis gavé d'histoires de ce type, je ne comptes plus le nombre de collègues ou de gens que je rencontre qui m'assurent connaître "un très bon ami à eux" qui justement devait se trouver là ce jour-là, incidemment a loupé le métro, incidemment était cloué au lit par une grippe, etc., ou un autre qui y était passé quelques semaines, quelques jours avant, et "aurait très bien pu y être" lui aussi ...

J'ai vu le reportage des deux Français qui étaient avec les pompiers et ont été les seuls à filmer le premier avion, j'ai vu une bouse innommable d'Oliver Stone, j'ai vu 10 reportages d'un pote à moi qui bosse à la télé en Amérique, j'ai vu Ground Zero à deux reprises, j'ai acheté un pin's exprimant la fierté des pompiers, j'ai vu les affiches "United We Stand" à Port Authority, j'ai vu le globe brisé mais étonnamment bien conservé à Battery Park. J'ai parlé des heures avec des gens des contrôles aux douanes américaines, israéliennes, egyptiennes, britanniques, et de leur inutilité criante. J'ai comparé les photos de Downtown avec et sans les Twins. J'ai lu Windows On The World de Beigbeder, et j'ai trouvé ça bien ; j'ai lu J'ai Vu Finir le Monde Ancien de Alexandre Adler et j'ai trouvé ça bof; j'ai lu Géopolitique de l'Apocalypse de Frédéric Encel et j'ai trouvé ça gonflant. J'ai écouté des connards dire qu'aucun avion ne s'était écrasé sur le Pentagone, écouté une instit new-yorkaise dire que Bush savait tout, écouté d'autres connards dire que tous les Juifs étaient prévenus la veille et qu'aucun d'entre "eux" n'était allé dans les Tours ce jour-là.

Et puis un jour j'en ai eu ras-le-bol. J'ai décidé que j'avais tout vu, tout lu, et qu'à un moment il fallait passer à autre chose. J'ai laissé passer le film de Greengrass sur le vol 53, et j'ai boudé le journal à la date anniversaire. Le seul truc que je n'ai jamais vu, je pense, dans toute cette histoire, ce sont les Tours elles-mêmes, n'ayant jamais mis les pieds à New York avant 2003.

The Good Life m'a trouvé la semaine dernière, au moment où j'étais passé du ras-le-bol à la distanciation. Je n'ai pas refusé de le lire parce qu'il parlait du 11 septembre, mais je ne l'ai pas non plus lu pour cette raison. Je l'ai lu parce que j'avais beaucoup aimé un autre livre de lui, et ça me suffisait comme raison. Et Jay McInerney m'a renvoyé le 11 septembre en pleine face. Mais en plus, il m'a parlé du 11 septembre, et il est le seul, d'une façon qui m'était complètement inconnue. Si, le 11 septembre 2101, il reste un livre sur les 100 000 publiés, qu'il faudra que mes petits-enfants lisent pour se remémorer le centenaire du "Day of Infamy" qui a changé le monde de leur grand-père, il faudra qu'ils lisent celui-ci. Tiens, il va falloir que j'écrive une note dans ce sens à mes petits enfants, et aussi que je songe à faire ce qu'il faut pour en avoir.

Un autre point de vue, disais-je. McInerney reprend les personnage de son livre Brightness Falls, et reprend leur histoire le 9 septembre 2001. Il développe toute son histoire sur l'avant et l'après, mais pas une seconde il m'écrit sur l'attaque. Ces personnages sont à la fois stéréotypiquement new-yorkais - Russel Calloway, éditeur et ami de Salman Rushdie ; Corinne Makepeace, femme au foyer dans un loft de TriBeCa, écrivant des scénarios de films pour passer le temps; Luke McGavock, banquier d'investissement millionaire; Sasha McGavock, ex-mannequin, socialite, en charge des charities de l'Upper West Side - mais aussi dramatiquement vrais, et humains : Russell perd un ami dans une des Tours, et son goût de la vie ne revient que quand il comprend qu'il est en train de perdre l'amour de sa femme, qu'il cherche à reconquérir ; Corinne s'engage dans la soup kitchen de Bowling Green, servant du café au litre aux rescue workers de Ground Zero toutes le nuits ; Luke quitte son job de banquier pour se retrouver lui-même, en essayant d'écrire un livre sur les samouraï, puis en essayant de renouer le contact perdu avec sa mère dans le Tennessee, et aide à rechercher des corps dans les décombres...). The Good Life est un titre ironique pour un livre qui présente une ville et des personnages dont la vie facile est justement derrière eux, sévèrement traumatisés par un événement si énorme qu'il en devient pivot dans leur vie. J'ai rarement lu de livre ou le lieu et les personnages se complètent autant. Non seulement il est impossible de placer ce livre ailleurs, puisque Ground Zero est à Manhattan, mais au-delà du 11 septembre qui est utilisé comme une toile de fond à l'histoire des ces gens, il est en soi le moment paroxistique de leur vie. Seul le 11 septembre, par son unicité, a pu créer ce roman, a été sa raison d'être, son début et sa fin.

McInerney fait preuve de qualités littéraires plus abouties que dans Bright Lights, Big City écrit vingt ans plus tôt. Ce n'est pas étonnant, et je pourrais vous en dire plus quand j'aurais lu ses autres livres, que mon super frère va justement me chercher à New York ce mois-ci. La fin est particulièrement fascinante, une de ces fins de romans qui bouleversent l'idée que l'on s'en faisait jusque-là. Cette fin me hante depuis hier soir, quand j'ai enfin pu terminer ce livre, et m'a empéché longtemps de dormir, me rappelant avec acuité des autres livres semblables, traitant de choix non-faits, de vies manquées, d'amours que l'on laisse passer à côté de soi. Vous me croirez si vous voulez, mais je pense sincèrement que même s'il est résolument moderne, The Good Life n'en reste pas moins ancré dans une tradition de romans d'initiation classiques comme L'Education Sentimentale, ou Le Temps de l'Innocence.

3 commentaires:

Tristan a dit…

Moi aussi, des fois, je pense aux injustices dans le monde, et ça m'empêche de dormir au moins un quart d'heure.
...
Et sinon, t'as réussi à la monter, finalement, l'étagère Ikea ?
(Ça va, je vais le lire ton bouquin !)

Anonyme a dit…

Slt,

Tro cool ton site mec je kiffe tro ça me donne envie de lire des livres grave.
Bon en vrai je trouve ça bien et ce livre sur le 11/09 a l'air pas mal.
Parmi les romans reposant sur les grandes théories du complot tu peux lire 'Le Bibliothécaire' de Larry Beinhart, qui a aussi écrit 'Des Hommes d'influence', ça se passe en pleine campagne présidentielle américaine, c'est un peu too much au niveau de l'intrigue mais je pense que ça peut te plaire.
Sinon je te conseille une visite sur le site LibraryThing.com c'est un genre de facebook littéraire je pense que tu risques de devenir accroc. Si tu t'inscris tiens moi au courant je te filerai lmon pseudo.
Aller mec porte toi bien.

Pierrot

Louis BERNARD a dit…

Merci Pierrot, c'est très agréable de savoir qu'on est parfois lu au-delà de son cercle de potes. Content que ça te plaise.

Je m'en vais de suite voir le site dont tu parles.

Désolé pour le manque d'activité sur le blog ces dernières semaines, je suis un peu pris, mais j'ai trois articles en retard qui arrivent très vite c'est promis.

Bonnes lectures !